Les nouveaux visages de la guerre

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guerre, puissance, conflit, stratégie, économie, géopolitique
Les nouveaux visages de la guerre | Armees.com

Les mandarins chinois du XIXe siècle méprisaient les « longs nez ». Les barbares européens ne trouvaient pas de place dans leur cosmologie, aussi décidèrent-ils de les ignorer. Ils ne le purent pas. Les nouveaux venus apportaient des valeurs et des principes d’action neufs. Il n’était plus question d’intrigues feutrées dans le Palais d’été ou de l’étude des Cinq Classiques, mais de canonnières sur le Yang-Tsé-Kiang et de factoreries à l’ombre des pagodes. Une rupture temporelle, des technologies innovantes et un mode de pensée nouveau rendaient obsolète le savoir des vieux sages à nattes. Convaincus que le monde ne pouvait que s’articuler autour de l’empire du Milieu, ils n’ont su ni penser les termes d’une conflictualité globale, ni évaluer la réalité des nouveaux rapports de force. Les grilles de lecture surannées du mandarinat ont livré pour cent ans leur pays aux convoitises étrangères.

Qu’est-ce qu’une grille de lecture ? C’est le biais cognitif par lequel une donnée devient une information stratégique.

La Chine des derniers empereurs s’était réfugiée dans ses croyances, mêlant certitudes hautaines et fatalisme, conscience du déclin et refus d’en étudier les causes, faillite de l’intelligence et défaite de la volonté. La France fatiguée d’aujourd’hui est-elle si différente ?

Les grilles de lecture appliquées dans notre pays relèvent d’évidences dépassées et de croyances sans objet. On répète de petits paradoxes qui affolent la Rive gauche, mais n’expliquent rien en proclamant « l’impuissance de la puissance » et l’on s’accroche à l’idole de l’économie de marché globalisée. Cette chimère et cette utopie sont celles du moment de grâce de la puissance américaine des années 1990, où l’euphorie post-guerre froide pouvait bien justifier quelques illusions. Elles n’ont plus cours aujourd’hui. Au mythe de l’inéluctable dilution des nations dans une gouvernance mondiale de type « occidental »[1] a succédé la réalité triomphante du national-communisme chinois et de l’impérialisme militaire russe.

Menacée par la Chine, contestée par la Russie, contournée par de nouvelles puissances régionales, jamais plus l’Amérique ne sera l’unique superpuissance. D’autre part, le pivot du monde a déserté l’Europe pour le Pacifique. Washington réoriente ses efforts en ce sens. À ses yeux, les États européens sont moins des alliés que des concurrents économiques, qu’elle n’hésite pas à contrer durement, et des nains politiques, auxquels elle sait rappeler leurs dépendances.

Une erreur de perspective a pu laisser croire que l’intégration croissante des économies, le partage des données et des idées, la circulation des hommes et des marchandises ouvriraient une ère de cohabitation fraternelle entre les peuples, appelés à se fondre dans une utopique communauté globale. Il n’en a rien été. L’arène s’est simplement agrandie et les acteurs se sont multipliés. La réalité contemporaine est celle d’un monde multiconflictuel que la grille de lecture libérale ignore. Le temps de l’autarcie heureuse est irrémédiablement révolu.

Le moteur des sociétés est l’accroissement de puissance. « Croissez et multipliez, et remplissez la terre, et l’assujettissez et dominez », dit la Genèse. L’homme ne se contente pas d’occuper l’espace. Il l’organise et y fait peser sa puissance articulée en trois principes universels et intangibles : la nécessité, la volonté et la légitimité.

La cartographie des chemins de la puissance et la photographie des nouveaux visages de la guerre que nous proposons ici ne prétendent pas à l’exhaustivité. Ils pourront contribuer à dégager des lignes de force ; à donner du sens aux événements en évaluant leur portée dans la durée et leurs liaisons cachées dans une perspective globale ; à éclairer, enfin, les angles morts de la pensée stratégique française.

Les rapports de puissance ne sont intrinsèquement ni bons ni mauvais. Ils sont ce que nous en faisons. Le seul parti pris que nous nous soyons accordé dans cette étude est celui du réalisme ; la seule limite, le principe d’humanité.

Pendant la crise du COVID, la France n’a pas tant essuyé un choc économique et sanitaire que subi une défaite. Une défaite de l’intelligence. Elle a été vaincue dans tous les domaines : anticipation, stratégie, réaction. L’effet de sidération des élites a jeté l’ombre de l’effondrement de 1940, dont la leçon n’a pas été retenue. La fausseté des principes et la vanité des préjugés enseignés en France depuis plusieurs décennies nous ont une fois de plus placés dans le camp des vaincus.

À la crise sanitaire a succédé le choc de l’invasion russe en Ukraine. La violence des affrontements a rendu dérisoires les prétentions de Paris à devenir la puissance militaire de référence en Europe sans y consacrer les moyens adéquats. En un an d’affrontement, la Russie aurait perdu l’équivalent de l’intégralité de la force opérationnelle terrestre française. Simultanément, une campagne informationnelle éclair a chassé en quelques mois les Français de Centrafrique, du Mali, du Burkina Faso et fragilisé leurs positions dans toute l’Afrique francophone.

Privée de gaz par la Russie et d’électricité par sa propre impéritie énergétique nucléaire, la France poursuit sa désindustrialisation, creuse son déficit commercial, et multiplie les revers sur le plan de la guerre économique. Le pays de Pasteur n’a pas été capable de trouver de vaccin contre le COVID. Longtemps capitale artistique et intellectuelle du monde, Paris n’a plus d’autre ambition que de devenir la caisse de résonnance privilégiée de New York sur le vieux continent, actant sa débâcle culturelle et cognitive. Accrochée à une vocation diplomatique mondiale à laquelle plus grand monde ne croit à part elle, la France crie désormais dans le désert.

Les Européens en règle générale et les Français en particulier n’ont pas su anticiper des crises sanitaires, économiques, identitaires, politiques ou militaires pourtant largement prévisibles. La vétusté de grilles de lecture terriblement restrictives, qu’il s’agisse de la grille économique libérale ou de celle consistant à cantonner les Relations internationales à une forme de sociologie, leur a coûté très cher à l’ère de la combinaison des effets et des affrontements intégrés.

L’avenir est lourd de menaces et exige des outils conceptuels capables de concilier l’analyse des rapports de force bruts, conscient des mécanismes et de l’imprévisibilité l’analyse des mécanismes de décision et le poids des forces morales pour les intégrer dans une approche multidomaines et combiner leurs effets.

 

Les défis à venir peuvent être relevés. Encore faut-il identifier les nouveaux visages de la guerre, établir les stratégies adéquates et jeter enfin aux quatre vents les croyances aveugles comme les idées folles. 

 

La puissance comme principe moteur

Définition

L’homme est un animal historique, c’est-à-dire un être social projeté dans le temps. Les influences reçues et exercées dépassent les bornes de l’individu éphémère. Il est à la fois tributaire et acteur d’un cadre plus large qui donne du sens à sa vie et sans laquelle il ne serait que, peu ou prou, une bête.

Une société n’est pas une addition d’individus. Elle est un corps collectif avec ses contraintes et ses objectifs propres, dont le premier est d’assurer la continuité et la prospérité d’une communauté définie sur un territoire donné.

Le moteur de toutes les sociétés développées depuis l’antiquité est la quête de la puissance. C’est ainsi qu’elles s’affirment, se protègent, contrôlent l’espace, maîtrisent les éléments, se perpétuent et élaborent enfin une cosmologie propre qui donne du sens à la vie.

Relation multiforme et synergétique, la puissance est, tenant compte de la nécessité, l’effet de la projection dans le temps d’une volonté stratégique raisonnée sur l’environnement humain, politique, économique, géographique et culturel.

Le jeu des puissances se fait à somme nulle, car il est une relation comparative. Par ailleurs, le champ des activités humaines s’élargissant, une puissance qui ne progresse pas régresse mécaniquement. C’est pourquoi la puissance ne peut être pensée en dehors des conditions de son accroissement, donc d’un cadre concurrentiel au mieux, conflictuel au pire, stratégique dans tous les cas.

Le contexte contemporain d’interdépendances croisées et inégales n’a pas mis fin à l’omniprésence des rapports de domination. La question demeure des dépendances, acceptables ou non, de celles qui hypothèquent l’avenir ou, au contraire, procurent des marges de manœuvre en libérant des forces dans des domaines essentiels. Le jeu consiste à s’assurer de la plus large liberté de mouvement possible tout en entravant ses rivaux. L’agilité des uns fait la paralysie des autres, selon l’heureuse expression de Nicolas Moinet.

Couv Visages Guerre Chauvancy

* Le terme d’Occident a été dévoyé. Il désignait originellement l’Europe, éventuellement étendue à ses excroissances américaines ou océaniennes. Il est devenu une arme cognitive américaine pendant la guerre froide. En prenant le sens de « monde libre sous parapluie américain », il a servi à justifier l’impérialisme de Washington en Europe. La notion « d’Occident » voile la réalité des intérêts stratégiques divergents entre les nations européennes et les États-Unis, tant une relation inégale subordonne les premières aux secondes. Huntington écrivait : « on appelle en général “occidentale” la civilisation euro-américaine » dont il souligne « le sentiment d’unité ». (Voir HUNTINGTON Samuel P., Le choc des civilisations, Poches Odile Jacob, Paris, 2000, p. 54.) Ce sentiment artificiel résulte, nous le verrons, d’une stratégie d’influence délibérée. Elle est d’autant plus dangereuse pour l’Europe que cette notion l’associe à l’impérialisme américain, qui fait l’objet d’un rejet de plus en plus marqué dans le monde.

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