Plus de deux ans après le début de la guerre en Ukraine déclenchée par la Russie, qui a conquis plus de 20 % du territoire ukrainien, un nouveau cycle de négociations est prévu les 15 et 16 juin prochain en Suisse, sur le Bürgenstock.
160 délégations du monde entier sont invitées par le gouvernement suisse à participer à cette conférence, à l'exception pour l'instant de la Russie, qui a déclaré à plusieurs reprises ne pas être intéressée. Le gouvernement suisse reste cependant convaincu qu"un "processus de paix sans la Russie est inconcevable".
Armees.com a demandé à Marwan Mery, un ancien officier-spécialiste (R) de l'influence et de la négociation de crise au sein du COS, l'état-major des forces spéciales françaises, d'imaginer une réunion avec Vladimir Poutine, destinée à obtenir un cessez-le-feu durable.
Jean-Baptiste Giraud (Armees.com) : Marwan Mery, comment feriez-vous pour négocier un accord de cessez-le-feu pour l’Ukraine ?
Marwan Mery : Je commencerai pas poser une question de contrôle : "Bonjour à toutes et à tous, j’espère que vous allez bien. Avant de débuter cette discussion, je tenais à m’assurer d’une chose : qu’on est tous d’accord pour tenter de mettre fin à cette guerre. Mon job, c’est d’obtenir un oui de la part de tous". Pourquoi ? Simplement pour les mettre dans les meilleures dispositions pour la suite. Si je n’ai pas de oui, je quitte volontairement la table de la négociation. Je fais cela pour provoquer de la responsabilisation indirecte. Ils n’ont pas besoin de nous pour continuer la guerre, donc s’ils veulent rentrer dans un processus de paix, ils doivent s’engager.
Jean-Baptiste Giraud (Armees.com) : Est-ce que cette question de contrôle n’est pas redondante avec le principe même de l’organisation de la réunion, sachant qu’on donne le thème de la réunion ?
Marwan Mery : Non, pas forcément. Je fais entre 10 et 15 conflits sociaux par an. Je commence généralement par une question de contrôle en disant, au-delà de nos divergences, je tenais juste à m’assurer d’une chose : que tout ce qu’on va faire va concourir à maintenir l’emploi dans l’usine. Je n’ai pas tout le temps des oui, ce qui me permet de révéler les enjeux cachés de certains et d’autres. En imposant une question de contrôle et un oui, si jamais il y a des velléités s’opposant à la paix, je peux dire : « Écoutez, sauf erreur de ma part, on s’était vus pour maintenir la paix. Là, vous avancez vers la guerre. » Je crée une dissonance entre l’engagement pris au départ et ce qu’ils sont capables de faire.
Jean-Baptiste Giraud (Armees.com) : Tout le monde a dit oui, y compris Vladimir Poutine. Quelle est la prochaine étape ?
Marwan Mery : La prochaine étape, c’est l’intérêt commun partagé. Qu’est-ce qui pourrait pousser Poutine à privilégier la paix plutôt que la guerre ? À date, il a toujours plus d’intérêt à continuer la guerre que de rentrer en négociation. Il faut qu’il trouve un intérêt à négocier. Moi, évidemment, je ne suis pas dans sa tête, mais je lui dirais : « Écoutez, président Poutine, au-delà de nos divergences, qu’est-ce qui pourrait nous faire cesser la guerre ? » Mon job est de comprendre les motivations derrière cette position. S’il dit que c’est pour agrandir la Russie, je vais explorer cela en impliquant qu’il pourrait vouloir continuer avec d’autres pays limitrophes. Je provoque des réflexions pour comprendre les motivations réelles et voir si on peut trouver une autre solution.
Jean-Baptiste Giraud (Armees.com) : Quelle est la part d’improvisation dans une réunion comme celle-là et la part d’hyperpréparation ?
Marwan Mery : Une négociation, c’est 80% de préparation et 20% d’inspiration. On peut improviser uniquement si on est préparé, sinon on ne le fait pas. Dans les négociations de crise, la préparation est souvent très faible, ce qui fait la différence, c’est de puiser dans votre répertoire d’expérience vécue et votre expertise. La négociation, ce n’est pas juste de bien s’exprimer ou préparer, c’est aussi de minorer une demande, neutraliser une menace, induire le changement chez quelqu’un, façonner sa perception, tout cela nécessite beaucoup d’expertise.
Jean-Baptiste Giraud (Armees.com) : Une fois l’accord de cessez-le-feu obtenu, comment s’assurer qu’il soit respecté ?
Marwan Mery : Une négociation est clôturée non pas à la signature, mais quand l’accord est appliqué. Poutine, même s’il est décideur, doit faire appliquer cet accord. Notre job est de faire de Poutine notre meilleur ambassadeur. S’il est convaincu d’avoir fait une belle négo, il sera convaincant en la revendant à ses généraux et aux autres. Pour cela, on utilise l’effet de récence, en psychologie sociale. Les derniers mots et éléments échangés doivent être positifs pour qu’ils soient mémorables. Par ailleurs, il faut que Poutine ait le sentiment de s’être battu pour obtenir un accord, car ce qu’on concède gratuitement n’a aucune valeur. Plus il se sera battu pour obtenir quelque chose, plus il valorisera le gain.
Jean-Baptiste Giraud (Armees.com) : Et si Poutine insiste sur ses objectifs territoriaux ?
Marwan Mery : Il est essentiel de comprendre si l’objectif affiché par Poutine, comme obtenir l’Ukraine, est un moyen de satisfaire un enjeu plus profond, comme la reconnaissance ou l’image de la Russie. Si l’objectif est de conquérir l’Ukraine pour un enjeu de reconnaissance, on peut trouver des alternatives. Cependant, si l’enjeu est de conquérir l’Ukraine à tout prix, cela complique les choses. C’est pourquoi il est crucial de distinguer les positions des objectifs et des enjeux pour adapter la stratégie de négociation en conséquence.
Chaque année, Marwan Mery conduit en moyenne 30 négociations, donne 100 conférences et forme plus de 1000 personnes. Il intervient également régulièrement dans les grands médias (TF1, Canal+, LCI, La Chaine Parlementaire, Le Monde, Le Point, Les Échos, Paris Match...) sur les thèmes liés à la négociation et à la détection du mensonge."
Marwan vient de sortir un livre "Négocier l'impossible", chez Eyrolles, dans lequel il raconte quelques histoires de négociations dans lesquelles il était impliqué.