Débarquement du 6 juin 1944 : « le Jour J n’était que la pointe d’un colossal iceberg »

Caddick Adams Peter
Par Peter Caddick-Adams Publié le 11 avril 2024 à 14h00
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Débarquement du 6 juin 1944 : « le Jour J n’était que la pointe d’un colossal iceberg » - © Armees.com

Extrait du livre De Sable et d'Acier, de Peter Caddick-Adams, éditions Passé Composé, qui retrace de la manière la plus complète de la préparation au Jour J, du débarquement du 6 juin 1944.

Si toutes les opérations militaires ont leur Jour J, il n’y a, pour le grand public, qu’un seul Jour J1 : le 6 juin 1944. Robert Capa, qui débarqua sur la plage d’Omaha Beach ce matin-là, le résume à sa manière : « De l’Afrique du Nord au Rhin, il y eut trop de Jour J et à chaque fois, nous avons dû nous réveiller au milieu de la nuit. » Mais ce Jour J fut si méticuleusement organisé afin de faire face au moindre imprévu que ce « Jour le plus long » fut sans doute l’une des entreprises militaires les mieux préparées de l’histoire (2).

De sable et d’acier entend étudier cette journée qui marqua, dans un petit coin de la Normandie, le début de la fin de la mainmise allemande sur l’Europe, une entreprise qui impliqua des millions de personnes. C’est l’histoire d’une génération, dont la majorité est née dans la décennie 1916-1926 et a aujourd’hui disparu. Nous les voyons comme des héros mais à leurs yeux, ils n’étaient qu’une triste norme : la Seconde Guerre mondiale avait emporté tous leurs contemporains, chacun y avait participé d’une manière ou d’une autre et les plus chanceux y avaient survécu. Ils ne se voyaient donc pas comme des êtres hors du commun et nombreux étaient ceux qui se montraient réticents à l’idée de parler de leurs années de guerre. En juillet 1975, j’ai pourtant eu la chance de rencontrer une dizaine de vétérans du Jour J, dont le joueur de cornemuse de lord Lovat, Bill Millin, qui ont bien voulu me parler, sur les plages de Normandie. C’est là qu’est né ce livre. J’ai depuis pu m’entretenir avec plus d’un millier de vétérans de la Seconde Guerre mondiale.

C’est en 1991 que j’ai interviewé pour la première fois Kingston Adams, chef de section le Jour J. Avant que je ne lui pose ma première question, il m’interrompit : « Commençons par le commencement, parce que la partie la plus importante a été la préparation, pour que tout se déroule convenablement. » Cet officier de l’armée d’active, affecté au régiment du général Montgomery (qui n’était pas encore maréchal en juin 1944), le Royal Warwicks – et qui quitta l’institution avec le grade de lieutenant-colonel –, avait raison. C’est grâce à lui – et à d’autres – que j’ai fini par comprendre que le Jour J n’était que la pointe d’un colossal iceberg. Pour les participants à ce jour ô combien iconique, le 6 juin 1944 n’était que le point culminant de mois – voire d’années – d’entraînement. Le premier jour du débarquement en Normandie et la campagne qui s’ensuivit n’étaient donc que la seconde partie de l’histoire.

Contrairement aux Allemands, la plupart des militaires qui se lancèrent à l’assaut de la France occupée avaient subi un entraînement d’une intensité et d’un réalisme qui les avaient affûtés physiquement au combat et les avaient armés, mentalement et physiquement, pour la victoire. On a trop souvent ignoré cette statistique proprement incroyable : davantage de vies ont été perdues dans la préparation du Jour J que lors du Jour J lui-même. Voilà un aspect dérangeant d’Overlord qui a été presque entièrement effacé. La plupart des récits nous plongent directement dans les combats, avec une vague mention de ce qui les a précédés. Cet ouvrage consacre autant de place à l’étude de la conception et de l’entraînement qui menèrent au Jour J qu’au 6 juin lui-même. Sans cette préparation – jusqu’alors inexplorée et parfois dangereuse –, les parachutistes ne l’auraient pas emporté et les combattants débarqués – trempés, nauséeux, gelés et mitraillés de toutes parts – ne seraient sans doute pas parvenus à se traîner à travers les obstacles et les galets jusqu’à la terre ferme.

De Sable Et D'acier

Pour les Nord-Américains, cette expédition de Normandie n’a pas débuté dans un avion ou dans un chaland de débarquement au large des côtes françaises comme certains films et documentaires peuvent le laisser croire. On pourrait, en effet, oublier que des troupes canadiennes étaient présentes en Grande-Bretagne dès 1940 et oublier l’arrivée régulière des forces états-uniennes au Royaume-Uni, qui débute en janvier 1942 et qui culmine avec 1,6 million de GIs y stationnant en mai 1944 – dont 385.000 hommes opérant les bombardiers et chasseurs des 8e et 9e armées aériennes, 17.000 femmes du corps des infirmières, et 8.000 femmes du Women Army Corps qui servent au sein de l’armée américaine. Il faut y ajouter 122.000 marins de l’US Navy, 7.000 autres des US Coast Guards et plus d’un millier de volontaires de la Croix-Rouge américaine. L’impact sur la population des îles, qui compte alors 47 millions d’habitants, de ces 3 millions d’États-Uniens transitant par la Grande-Bretagne entre 1942 et 1945, est aussi profond que durable.

Les Canadiens et les autres militaires alliés – essentiellement les Français et Polonais libres qui stationnent en Grande-Bretagne en 1944 – sont au nombre de 250.000. Et ce sentiment d’occupation étrangère est encore amplifié par l’absence de plusieurs millions de Britanniques, partis au loin dans les forces armées ou la marine marchande. Cet afflux transatlantique a pour effet que, en 1944, plus de 10 % de la population mâle de Grande-Bretagne âgée de 18 à 40 ans est composée d’Américains, dont 130.000 Afro-Américains, une population jusqu’alors absente. L’héritage de cette période continue de se faire sentir au sein de l’OTAN, par le partage de renseignements entre Britanniques et Américains ; il s’incarne encore politiquement dans ce qu’il est convenu d’appeler la « relation particulière » ; dans les 9.000 enfants nés hors mariage d’un père GI ; et dans la descendance de ces dizaines de milliers de fiancées de guerre que les soldats américains ont ramenées chez eux (3).

Dans ces pages, de nombreux témoins – Américains, Britanniques, Canadiens et Français – du général au politicien en passant par le simple soldat dans son trou de combat, évoquent leurs expériences respectives. Pour équilibrer leur récit, ce livre donne également la parole à de nombreux Allemands, qui nous laissent entrevoir à quel point la Wehrmacht présente en Normandie était extraordinairement mal encadrée, mal entraînée et mal équipée. S’il est exact que les renforts expédiés à la hâte en Normandie comptaient dans leurs rangs un certain nombre de tueurs nazis fanatisés, les soldats qui font face au débarquement du 6 juin – à l’exception de quelques Fallschirmjäger (« parachutistes ») et soldats des divisions blindées – ne sont généralement plus de première fraîcheur, certains tentant de récupérer des blessures subies sur le front de l’Est quand d’autres ne sont pas même allemands. Jack Heath, qui sert à bord du LCT-522 et débarque à Juno Beach, se souvient ainsi de sa première confrontation avec des prisonniers allemands à Courseulles. Il fait monter à bord de son embarcation, à destination de l’Angleterre, « environ 200 prisonniers de guerre. Nous étions choqués par l’âge de certains d’entre eux ; ils ressemblaient à des enfants ou à des pensionnaires de maisons de retraite, même si certains d’entre eux avaient l’air endurcis (4) ». Si le lecteur veut avoir confirmation de l’idée selon laquelle « en termes d’équipement, d’entraînement, de savoir-faire tactique, de ténacité et de cran, de capacité à combattre sans supériorité aérienne ni soutien naval et malgré les interférences d’Adolf Hitler, l’armée allemande était certainement la meilleure des armées », il ferait mieux de refermer immédiatement ce livre (5).

La Normandie m’est devenue très familière ; j’y sers de guide depuis plus de trente années pour du personnel militaire, des chefs d’entreprise, des politiciens, des vétérans, leurs familles, des classes et de simples curieux. Lors de ces visites, les questions les plus courantes portent sur le roman de Cornelius Ryan, Le Jour le plus long, publié en 1959, sur le film qui en a été tiré trois ans plus tard ou sur celui de Steven Spielberg, Il faut sauver le soldat Ryan, de 1998. Les interprétations de Ryan et Spielberg continuent de dominer le narratif du Jour J. Ce livre entend donc également examiner l’évolution de notre interprétation du 6 juin au fil des décennies écoulées.

L’une des bonnes raisons de jeter un regard neuf sur cette campagne de libération de la France pour son 80e anniversaire est la facilité avec laquelle il est possible de visiter les champs de bataille. Au fil du temps, j’ai pu voir des plages, des vergers et des villes anonymes se transformer en sites touristiques, ornés de plaques, de statues et de monuments qui ne sont pas sans rappeler la densité de ceux de Gettysburg, aux États-Unis. Les chemins étroits et flanqués de végétation sont devenus des nationales ou des autoroutes, et les haies denses du fameux bocage ne représentent désormais plus qu’une portion insignifiante du paysage quand elles n’ont pas purement et simplement disparu.

Les fermes qui abritaient les quartiers généraux ou des postes de secours, encore très abîmées par les combats dans les années 1970, ont été souvent démolies pour laisser place à des bâtiments neufs. Les usines et les bâtiments modernes, particulièrement autour de Caen, Carentan et Saint-Lô, trônent à présent au milieu de zones où se déroulèrent les affrontements. Des graffitis décorent les bunkers qui subsistent – la plupart ont été détruits au fil du temps – alors qu’en 1975 il était encore possible de trouver des munitions datant de la guerre – et dont une partie avait voyagé au fond de mes poches d’écolier jusqu’en Angleterre. Ce qui subsiste aujourd’hui est bien indiqué – même si la taille des parkings semble exagérée. Ce processus a été graduel, au fur et à mesure que l’intérêt des nouvelles générations remplaçait celui des vétérans, nécessitant une plus grande mise en contexte. Voilà pourquoi le lecteur trouvera dans ces pages quelques allusions au terrain tel qu’il apparaît de nos jours.

En écrivant ce livre, j’ai été frappé de constater à quel point la mer domine l’histoire de la libération de la France. Le gros des forces d’invasion est arrivé par la mer. C’est le soutien de l’artillerie navale contre les défenseurs allemands qui a permis aux Alliés de débarquer. Et sans le soutien naval massif de l’opération Neptune, menée par l’amiral sir Bertram Ramsay, les Alliés n’auraient pas pu pénétrer en France.

Pour vaincre les Allemands, il a fallu faire traverser la mer à un inventaire à la Prévert de 700.000 pièces d’équipement différentes : 137.000 Jeep, camions et semi-chenillés, 4.217 chars et véhicules chenillés, 3.500 pièces d’artillerie, 1.800 locomotives à vapeur pour remplacer celles détruites ; 1,2 million de tonnes de pommes de terre, 200 millions de litres de bière ; 26 millions de jerrycans ; 16 millions de tonnes d’essence, de nourriture et de munitions ; 15 millions de préservatifs ; 10 millions de sacs à vomi ; 2,4 millions de sardines pour les tentes ; 4 millions de litres d’eau potable (pour les trois premiers jours) ; 450.000 litres de sang (soigneusement séparé entre donneurs blancs et noirs) ; 300.000 poteaux télégraphiques ; 260.000 stèles funéraires ; des cigarettes ; des brosses à dents – et 210 millions de cartes.

Certains des soldats britanniques qui débarquent sur les plages de Normandie en juin 1944 avaient foulé celles de Dunkerque pour fuir la marée nazie en 1940. Certains des navires britanniques qui avaient participé à l’évacuation sont présents lors du débarquement.

Il faut sauver le soldat Ryan nous laisse une impression aussi vivace que fausse : celle de la primauté des forces américaines durant le Jour J. Si les Américains vont en effet compter parmi les principaux contributeurs à la libération de la France, le 6 juin 1944 représente sans doute le baroud d’honneur de l’armée britannique : une portion significative des forces navales et terrestres déployées le jour du débarquement est britannique. Même dans les secteurs américains, huit des quinze principaux navires de transport et de débarquement qui déposent les troupes sur Omaha Beach et les ravitaillent sont britanniques (6). Les marines du Canada, de France, de Pologne, de Norvège, des Pays-Bas et même de Grèce sont également présentes en nombre substantiel.

Un tel décompte est pourtant futile : des navires de débarquement américains, britanniques et canadiens ont opéré sur chacune des cinq plages et, ce jour-là, selon les mots du général Dwight D. Eisenhower, commandant suprême des forces de débarquement, « il n’y avait qu’une seule nation – celle des Alliés ». Les spécialistes de l’histoire de la guerre contemporaine considèrent quant à eux le Jour J comme la quintessence de l’opération interarmées : une opération où les composantes terrestre, aérienne et navale sont d’une égale importance et totalement interdépendantes. Ce livre s’intéresse donc à la préparation du débarquement et au débarquement du point de vue des pilotes de planeurs, de transports, de chasseurs et de bombardiers et des équipes au sol, des marins à bord des navires de guerre, des transporteurs de troupes et des chalands de débarquement ainsi qu’aux combattants des deux côtés de la plage. Ce fait d’armes nous rappelle à point nommé qu’à une période où les alliances – et les budgets – sont parfois soumises à rude épreuve de part et d’autre de l’Atlantique, aucun pays, aucune armée ni aucune arme, ne peut réussir seul. Les nations n’étaient pas alors de simples partenaires mais des alliés proches, prêts à risquer la vie de leur jeunesse pour défendre une cause qui les dépassait – celle de la liberté.

Caddick Adams Peter

Historien, ancien officier de l'armée britannique, Peter Caddick-Adams a enseigné pendant vingt ans à l'Académie de défense du Royaume-Uni. Membre de la Royal Historical Society et de la Royal Geographical Society, diplômé de la Shrewsbury School, à Sandhurst et de l'université de Wolverhampton, il a obtenu son doctorat à l'université de Cranfield. Ses précédents ouvrages, Monty and Rommel : Parallel Lives (2011), Monte Cassino : Ten Armies in Hell (2012) et Snow and Steel : Battle of the Bulge 1944-45 (2014), et De sable et d'acier - Nouvelle histoire du Débarquement (2024) sont tous devenus des références incontournables.